
Le livre poétique de Charlotte Escamez
«Arrêtons-nous un peu, causons.
C’est encore moi, ce soir, qui m’arrête,
C’est encore vous qui m’écoutez.
Un peu plus tard d’autres joueront
Aux voisins sur la route
Sous ces beaux arbres que l’on se prête.»
Rainer Maria Rilke/ « Arrêtons-nous un peu… » (Vergers)
La théâtralité de ces vers me rappelle Shakespeare, avec ces mots de Jacques le Mélancolique : « Le monde entier est un théâtre… ». Cette invite à s’interrompre et à prendre le temps de s’écouter me touche en profondeur. Rilke écrit là en français, et c’est admirable.
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«_ le bégaiement immense
Est ce qui fait rêver dans l’ombre l’innocence.
ces mots qu’à demi-voix
L’enfant murmure ainsi que le vent dans les bois »
Victor Hugo / « Le Square » (L’Art d’être grand-père)
Le socle de la poésie. La magistrale maîtrise du langage.
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«Au plafond de la libellule
Un enfant fou s’est pendu,
Fixement regarde l’herbe,
Confiant lève les yeux :
Le brouillard léger se lèche comme un chat
Qui se dépouille de ses rêves.»
Paul Eluard / « Le plus Jeune » (Capitale de la douleur)
Ce poème me bouleverse. Eluard envoie des flèches. Le punctum du texte est la transparence qui y règne. Le plus jeune a disparu dans la vraie vie, et ce poème peut aider les cœurs en miettes, non pas à comprendre, mais à rendre dicible l’indicible.
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"Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme"
Aragon / « Les Mains d’Elsa » (Le Fou d’Elsa)
Je replonge dans mes racines andalouses. Les cultures se mêlent et l’amour peut naître.
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« La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie » étonne, étonne et et et est un nom, un nombre de chaises, un nombre de 16 aubes et jets, de 16 objets contre, ….»
Ghérasim Luca / «La mort, la mort folle...» (Héros-limite)
Un poème insensé à lire en entier. Ou, plus fragmentaire,
«Se laissant guider par le vent
Qui pend dans « devant »
et prenant comme cible
La fin de l’« impossible » »
Ghérasim Luca / « Le Verbe » (Héros-limite)
Gilles Deleuze m’a fait découvrir cet ovni qu’est Ghérisam Luca. Et la rencontre eut lieu car je ne comprenais pas jusqu’alors de quel bégaiement parlait Deleuze, et comment cela pouvait advenir en poésie.
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«J’ai trouvé un caillou il est
Le caillou de ma vie il est
Mon caillou et je l’ai trouvé et
D’un autre caillou je ne voudrais point »
Roland Dubillard / « J’ai trouvé » (Je dirai que je suis tombé)
Ma ligne de cœur m’a menée jusqu’à Dubillard, d’abord à travers son théâtre puis ses poèmes et sa prose. Voilà dans quel ordre cela s’est passé pour moi, si l’on peut parler d’ordre car aujourd’hui je relis sans cesse l’œuvre dans un désordre qui m’est propre. Son poème « J’ai trouvé » m’a ouvert la voix.
Et le poème « S’asseoir » m’a toujours beaucoup amusé car la poésie peut l’être aussi, amusante. On y retrouve la verve des Diablogues. Dubillard, de son regard en biais d’enfant mal luné, y décèle les limites du langage.
«Les pèlerins manquaient surtout
Non pas d’eau, ni de vin, ni de bifteck saignant
Mais – c’est curieux comme ça gêne
A la longue et c’est même très scandaleux
Qu’il n’y ait pas pour ce besoin
Un nom équivalent à celui de soif ou de faim, –
Les pèlerins manquaient de siège. »
« S’asseoir » (Je dirai que je suis tombé)
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«Dans des corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles.
Des oiseaux de mystères s’abattent sur un ponton de maçonnerie mû par l’archipel couvert des embarcations des spectateurs.»
Rimbaud / « Scènes » (Illuminations)
Les lanternes et la pérégrination nocturne me rappellent mon enfance, lorsque j’ai découvert le théâtre dans le magnifique cirque naturel de Gavarnie, où à la tombée de la nuit, nous suivions les comédiens sur des chemins escarpés avant d’atteindre la scène.
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«Redonnez-leur ce qui n'est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s'enfermer dans l'épi et s'agiter sur l'herbe. »
René Char / « Redonnez-leur… » (Les Feuillets d’Hypnos)
Un sésame contre la barbarie.
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«la neige fraîchement tombée (ou la neige
au moment où elle tombe) est-elle pâle ? »
Hilda Doolittle / « Hommage aux anges » (Trilogie)
Lorsque je contemple la neige, je songe à ce poème. Lorsque je regarde le ciel, je songe à ce poème. Les images d’H. D. ont le pouvoir merveilleux de nous rappeler ce qui nous entoure.
C’est peut-être cela la poésie, tenter de percevoir le monde et s’atteler à le retranscrire. C’est probablement la poésie qui m’a donné envie d’écrire du théâtre. Je cherchais à faire entendre des voix, toutes celles qui chuchotaient en moi et que je débusquais au détour d’un vers.
La poésie force à s’interrompre pour changer de regard, en épouser un autre, que l’on fait sien, qui dit ce que l’on ressent, ce que l’on ne parvenait pas à formuler l’instant d’avant et ce qu’on ne parviendra peut-être pas à dire l’instant d’après. La poésie crée une interruption sur ce que l’on croyait savoir. Elle est l’inconnu d’une scène, d’une fenêtre, d’un voyage, d’une pierre, d’un arbre…